Félix, voyageur et ermite
Une histoire étoilée


Felix_Remorque_4300.jpgTout a commencé par un coup de téléphone de mon amie Françoise qui, de sa voix enthousiaste et souriante, me faisait part de sa rencontre extraordinaire avec un voyageur hors du commun. Elle ne cessait de me dire qu'elle vivait un rêve. Une semaine plus tard, au retour du marché, alors qu’elle me ramenait en raison d’une pluie glacée, elle m’a guidée vers « l’objet » de son étonnement, de son ravissement. Cela se passait dans un coin du port de La Tour-de-Peilz, lieu magique aux abords des bateaux et des vieux murs du château mais aussi face aux montagnes savoyardes. Certes, elle me l’avait décrite de façon précise mais comment imaginer une telle embarcation routière digne de Gaston Lagaffe. Son propriétaire, en raison de la pluie, s’était retiré dans ses « appartements », à savoir une caravane miniature lui servant tout à la fois de cuisine, salle-de-bains et chambre à coucher. Lorsqu’il a ouvert la porte latérale, un volet en bois se levant de bas en haut, comme sur les Foodtrucks, quelle n’a pas été ma surprise en apercevant un jeune dont le sourire était spontané. En découvrant ce personnage, nombre de questions se pressaient à mes lèvres. J’ai un peu hésité à le harceler, imaginant que je n’étais pas la première à les lui poser ! Aucun souci pour lui, il répondait avec une grande spontanéité et un naturel surprenant. Son train routier se composait d’un canoë-vélo en bois, dans lequel il pédalait assis et, accrochée derrière, d'une petite habitation, le tout de fabrication maison. Juste à côté, dans l’herbe, installée dans un enclos amovible, une poule ne semblait pas du tout dérangée par notre présence, trop occupée à picorer. A certaines questions posées par les passants, à savoir où il se rendrait ensuite et quand il comptait repartir, il répondait « Chépa ».  Felix_Poule_4296.jpgEt c’est ainsi qu’il baptisa la poule qu’il avait reçue, en cours de route, d’un agriculteur. Après avoir fait la connaissance de cet ermite sous la pluie et dans le froid, je lui ai proposé de venir manger à la maison, en compagnie de Françoise, mon amie, ce qu’il accepta sur le champ. Avant de quitter son domicile itinérant, comme pour nous remercier pour ce bon moment, il a empoigné sa guitare et entonné une de ses compositions à l’attention de Chépa. Nous en fûmes très touchées. Quant à sa poule, il l’incita à sauter dans le petit poulailler en bois adossé à la caravane, sans la presser, en prenant soin au préalable de récupérer l’œuf fraîchement pondu, qu’il m’offrit. Puis il déposa quelques graines et de l'eau dans la cage en bois avant de la recouvrir d’un drap pour la protéger des intrus.
 
Notre arrivée à Clarens fut surprenante pour Pascal, occupé à couper des branches sèches de la glycine, sous la pluie. Quel ne fut pas son étonnement en me voyant arriver en compagnie de Françoise et d’un inconnu pour le repas de midi ! Une fois les présentations faites, Pascal fut, à son tour, séduit par le sourire et la gentillesse sincère de Félix. 

Pour le repas, en toute simplicité, j'avais proposé à notre invité salade et omelette. J’ai donc rajouté  « son » œuf, enfin, plutôt celui de Chépa. Dès lors, les questions fusèrent, auxquelles Félix se faisaient un plaisir de répondre avec le plus grand naturel, comme si c'était la première fois. C’est ainsi qu’il nous a confié quelques détails de sa nouvelle vie, commencée deux ans auparavant. 

Habitant Besançon, dans le Doubs, il avait tout juste terminé ses études et obtenu le diplôme d’ingénieur en bois. Certes, l’idée lui tournait dans la tête depuis un moment et il avait imaginé et réalisé son équipement avec les connaissances nouvellement acquises et les machines mises à disposition des étudiants, jusqu’au jour où il décida de s'évader. « Si je ne pars pas maintenant, je ne partirai jamais ». Ainsi fut fait ! C’était en février 2019 et sa mini-caravane n'était pas très bien isolée mais qu’importe, sa décision était ferme et définitive. Où, pour combien de temps, place à l'inconnu. Dès lors, il partait à l’aventure, passant du Nord-Est de la France à la Suisse, optant pour des lieux tranquilles dans la nature, à l’écart des grandes routes de préférence. Passants et promeneurs s’arrêtaient, interloqués par son installation on ne peut plus surprenante, puis… l’invitaient à manger. Ils imaginaient sans doute que ses réserves devaient être proportionnelles à la grandeur de la caravane. Mais surtout, comme nous, ils étaient séduits par son enthousiasme, sa gentillesse et son projet. C’est ainsi qu’au fil du chemin, il fit la connaissance de bon nombre de gens, s’insinua dans leur quotidien et se dévoila à son tour. Chaque jour, le jeune ermite se voyait, et se voit encore, invité dans un quartier ou en campagne, une maison ou un appartement. C'est ainsi que l'histoire se propage et se répète au quotidien, pour son plus grand plaisir.

Au fil des jours, Félix a acquis une belle philosophie de vie, faisant abstraction du temps et de l’attachement, sauf pour Chépa, sa charmante compagne à plumes qui lui apporte tant de bonheur, surtout dans ses moments de solitude Il s'arrange toujours pour  trouver un espace de verdure, où il déploie son enclos afin qu'elle puisse picorer en toute tranquillité et se dégourdir les pattes. Une fois dans sa cage, elle offrira à Félix un bel oeuf.

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Aux nombreuses questions répétitives, il répond par Chépa quand il s'agit du jour de son départ et de la suite du voyage. Quant au détachement, il a dû partir avec un bagage léger et, lorsqu’on lui propose un habit ou un accessoire, il s’empresse de se débarrasser de l’un des siens, car sous sa carapace d’escargot, la place est restreinte. Jeter n'est pas dans sa conception, il fait plutôt en sorte de donner ou de mettre à disposition sur un lieu de passage. Il transporte quand même quelque 200 kilos, sans aide motorisée !

Félix ne s’ennuie pas lorsqu’il se retrouve seul. Son petit monde, il l’a choisi, décidé et il ne regrette pas du tout son orientation vagabonde. 
Il nous a confié écrire peu et, lorsqu’il le fait, se consacrer aux choses désagréables, comme pour les évacuer, mais ce n’est pas fréquent. Les belles choses, au contraire, il les conserve précieusement en mémoire afin de les partager avec tous ceux qu'il croise. Ainsi, les sujets ne manquent pas. Chaque jour est différent et à tout moment, une surprise l’attend sans qu’il l’ait imaginée, envisagée. Les paysages, personnes ou situations n'ont pas leur pareil et il s'en éblouit au fil de son voyage. Il traverse les saisons, les régions, les villages, découvrant les spécialités, les accents, les types d'habitations, mais il ne cache pas ses quelques rares moments de blues lorsque la pluie l'oblige à rester enfermé et le sépare des contacts enrichissants. C'est ainsi qu'il vit au jour le jour, chacun entremêlé d'instants de méditation, de réflexion, de découverte de soi, de mise au point.
Mais chut, c'est son jardin secret !

Belle rencontre que celle-là, dans notre vie minutée, organisée, informatisée, qui nous fait réfléchir et peut-être ralentir. J'ai retenu deux mots dans sa philosophie : TEMPS et DETACHEMENT.

17 février 2021
Betty