Histoire d'oreilles


ecrim-histoire-d-oreilles_4567.jpgCiel bleu, montagne dégagée, veloutée et verdoyante, forêts de hêtres au premier plan et de sapins dans le lointain, quel bonheur de s’évader, de laisser derrière moi le quotidien. En compagnie de mon fidèle compagnon, je me dirige vers l’inconnu, c’est émoustillant. Lui, ce qu’il aime par-dessus tout, c’est la nature et la semi-liberté. Une fois sa journée de travail accomplie, il peut se reposer dans le grand pré, s’accommodant d’un mélange d’herbe et de fleurs, de cailloux, d’arbustes aiguisés, d’arbres de grande taille sous lesquels il peut s’abriter, tant des rayons ardents du soleil que des grosses pluies. Il est heureux de vivre ces moments de détente et de liberté. Qu’il est beau avec son manteau gris clair à poil ras et ses yeux en amande soulignés d’un trait de khôl. Aujourd’hui, nous partons faire la reconnaissance d’un nouveau parcours. Organiser des randonnées n’est pas une mince affaire, il s’agit de repérer les lieux, d’en étudier les difficultés, de dénicher une cabane pour se mettre à l’abri d’une éventuelle averse et un gîte à mi-chemin s’il s’agit d’une balade de deux jours. Je vais déterminer la durée et en tracer le(s) parcours sur le papier. Préoccupée par mon organisation, il n’en est rien pour lui, tenté qu’il est par tant de bonnes choses sur les à-côtés. Pentu, pierreux et terreux, le sentier s’avère très scabreux maintenant.

- Allons, s’il te plaît, continuons, nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Dans un moment, tu auras tout loisir de faire ce que bon te semble. Regarde, là-haut, ce beau pré vert qui t’attend. Tu vas y retrouver tes amis, et peut-être aussi ta copine, tu sais celle que tu trouves si jolie et aux côtés de laquelle tu as passé une nuit de pleine lune. Comment s’appelle t-elle déjà ?

Il nous faut deux bonnes heures pour atteindre l’endroit annoncé et nous apprécions tous deux cette douce nuit d’été illuminée d’étoiles. Au petit matin, contre son gré, j’entreprends la suite du voyage, amorçant la descente dans la vallée. Le sol n’est pas régulier, tantôt herbeux et doux, je peux lever le nez vers la cime des arbres, tantôt caillouteux, et là, sécurité oblige, il vaut mieux regarder où je mets les pieds. De temps en temps, je m’impose une courte halte, tirant de mon sac de quoi m’abreuver et me nourrir. Mon compagnon apprécie lui aussi la nourriture mise à sa disposition et ne comprend pas pourquoi je suis pressé de repartir. Qu’est-ce que le temps, personne ne l’attend puisqu’il est avec moi. Après de longues heures de marche, nous voilà de retour au bercail. Je le libère de sa longe et le fais entrer dans sa « propriété » après une caresse sur le nez et quelques mots doux à l’oreille. J’ai moi aussi bien mérité un moment de détente et, avant d’entreprendre quoi que ce soit, je m’installe sur le rocking-chair trônant sur la petite terrasse. L’air est doux. Le vent se lève. Les nuages se sont engagés à la queue leu leu et je prends plaisir à les voir se bousculer, se transformer, s’épouser. Pas le moindre bruit à la ronde ni âme qui vive. Comme j’apprécie cette quiétude. Des odeurs délicates me chatouillent les narines, que je n’arrive pas à déterminer, même avec les yeux clos.

Brusquement, le silence se rompt, me sortant de ma « zénitude », me forçant à rouvrir les yeux. J’aperçois mon compagnon à l’autre extrémité du pré, dans un état d’excitation inhabituel. C’est comme s’il contournait des obstacles, invisibles à mes yeux. Il frappe le sol et pousse un cri de détresse, puis part en courant, tourne en rond sur lui-même et cherche à fuir, à passer outre la barrière. Il prend son élan et saute, comme je ne l’ai jamais vu faire, pour quitter son terrain favori. Le voilà fuyant, au galop, se dirigeant droit devant lui, les oreilles en arrière. J’essaie vainement de l’appeler, de le siffler, mais tout s’est passé tellement vite, il est trop loin pour m’entendre. Que lui arrive t-il ? Quelle mouche l’a piqué ? Une foule de questions afflue dans ma tête. Je ne le vois bientôt plus. 


Ah, mais que se passe t-il ? Quel est ce bruit ? Terrible ! Et cette fumée, d’où vient-elle ? La montagne, la montagne se fâche avec un fracas étourdissant, de plus en plus proche. C’est un éboulement. Vite !!!!!

Je détale au triple galop, retenant mon souffle, les yeux embués, je cherche à m’éloigner du danger imminent. De temps en temps, je me retourne pour m’assurer que je m’en distancie effectivement. Les arbres se couchent en cascade, étouffés par les rochers qui se détachent à grand bruit de la montagne. Fort heureusement, le chemin est dégagé, rien ne m’arrête. La peur me fait oublier la fatigue. Je ne sais combien de temps et de kilomètres je parcours avant de me sentir hors de danger. Assis sur un tronc d’arbre, j’essaie à grand peine de reprendre ma respiration. Je n’ai même pas un peu d’eau pour étancher ma soif. Un brin d’herbe fera l’affaire. Mais ? Mon compagnon ? Qu’est-il devenu ? Je ne l’ai pas vu dans ma fuite. Je croyais pourtant avoir pris la même direction que lui. Serait-il parti plus loin ou aurait-il pris une autre direction ?

Après un temps qui me paraît démesurément long, la montagne s’apaise. Mes oreilles résonnent encore de ce bruit terrible, m’empêchant d’écouter ou d’entendre le moindre son alentour. Une grande fatigue m’envahit, m’obligeant soudain à fermer les yeux et à m’étendre au pied d’un hêtre.

Où suis-je ? Combien d’heures ai-je dormi ? Qu’est-il arrivé ? Mes idées sont embrouillées, ma bouche sèche, mes jambes engourdies et douloureuses. Quel est ce cauchemar ? Seul, je suis seul, où est mon fidèle compagnon ? Et ma maison ? Je n’ai pas la force de me relever.
Mais qu’entends-je ? C’est lui, je le reconnais, c’est le cri qu’il pousse lorsqu’il me cherche. J’en oublie ma fatigue, mes angoisses, il a besoin de moi, c’est sûr ! Me voilà reparti sur le chemin de l’éloignement, cette fois d’un pas plus modéré, car mon corps ne suit plus. Il a dû me sentir, il va donc m’attendre. Je marche de plus en plus difficilement, je vacille parfois, à la limite de mes forces, me cramponnant au passage à un arbre. Un nouveau cri m'incite à me redresser, me donne du courage pour poursuivre ma route vers lui. La rivière est là, devant moi, qui me rappelle ma soif. Je m’arrête, m’agenouille et me penche pour prendre un peu d’eau dans ma main, attentif à ce qui se passe alentour. C’est à ce moment-là que j’aperçois deux oreilles et que des voix m’arrivent, non pas d’en haut ... mais d’en face ! Deux enfants se tiennent auprès de lui :

-N’aie crainte, tu seras bien ici, nous prendrons soin de toi. Notre maison n’est pas loin et nous avons un grand jardin ...
-Eh, là-bas, que comptez-vous faire avec mon âne ?
-Hein ? C’est le vôtre ? Il a de très belles oreilles, vous savez.

Avec ce texte, j'ai reçu une mention d'honneur délivrée par l'Association "Le Scribe" suite à un concours auquel j'avais participé en fin d'année, dans la catégorie "nouvelles".

Betty
29.12.2014